En-tête

«Le désir de proximité avec mamie finit par disparaître.»

Texte

Monica Müller

Paru

30.04.2021

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Les enfants pourraient garder des dommages permanents suite aux mesures de lutte contre le coronavirus, craint Gerald Hüther, chercheur en neurologie. Il pense toutefois que la pandémie pourrait aussi présenter des opportunités pour notre société.

Gerald Hüther, depuis une année, le coronavirus domine nos vies. Les enfants traversent-ils mieux une telle crise que nous, les adultes?

Les très jeunes, qui sont le plus souvent à la maison et ne doivent pas porter de masques, ne s’aperçoivent pas encore de la situation. Les enfants des écoles enfantines et primaires respectent quant à eux très bien les règles de distance et d’hygiène. Nous, les adultes, nous réjouissons de leur comportement exemplaire sans être conscients du prix qu’ils paient.

Quel est ce prix?

Chaque enfant grandit avec des besoins, comme faire des câlins à sa grand-maman, jouer avec les autres, découvrir le monde, entreprendre des choses. Or, pour se conformer aux mesures de lutte contre le coronavirus, un enfant doit réprimer plusieurs de ces besoins. C’est épuisant. Le cerveau humain s’organise pour placer des circuits inhibiteurs sur les réseaux à l’origine d’un besoin particulier. Suite à cela, celui-ci est perdu.

Et ensuite?

Le désir de proximité finit par disparaître. Lorsque l’enfant est ensuite autorisé à retourner chez ses grands-parents, la grand-mère remarquera que celui-ci se sent mal à l’aise et se méfie. Si la grand-mère montre elle aussi un certain malaise et croit que son petit-enfant ne l’aime plus, ils risquent de rester des étrangers l’un pour l’autre toute leur vie. Il en va de même pour le besoin de jouer avec les autres, d’explorer le monde, d’apprendre. Après presque un an de semi-confinement, certains enfants déclarent ne plus avoir envie de jouer avec leurs amis. Si leurs parents ne les aident pas, ils risquent de ne pas y arriver.

Moxk-up Broschüre

«Lapurla – Les enfants explorent leur environnement»

Les enfants sont curieux. C’est ainsi qu’ils partent à la découverte du monde. Ils ont besoin de nous pour leur ouvrir les portes et nous émerveiller avec eux. Lapurla une initiative commune du Pour-cent culturel et de la Haute école des arts de Berne, propose dans une brochure nombre d’idées créatives. Commander une brochure ­gratuite.

Supposons que cela ne marche pas. Que deviendront les enfants?

Des exécutants adaptés qui ne possèdent plus aucune persévérance, qui fonctionnent comme des robots. Une telle situation, dans laquelle des enfants ont dû se forcer à réprimer leurs besoins pour faire plaisir aux adultes, est inédite dans l’histoire de l’humanité.


Des jeunes se sont rebellés contre les mesures en Suisse. Comme à Saint-Gall, où il y a eu des émeutes avant les derniers assouplissements...

Certains jeunes ne soutiennent plus ces mesures. Ils ont déjà acquis une certaine expérience et refusent d’ignorer leurs besoins fondamentaux. En outre, les hormones sexuelles mettent leur cerveau dans un tel état d’agitation qu’ils ne peuvent pas aller contre leurs besoins.


Vous semblez éprouver de la sympathie pour ces jeunes gens... 

Je ne pense pas qu’il soit bon de se plaindre de leurs débordements et de les réprimander. Cela ne fait qu’empirer les choses. Leur situation devrait plutôt susciter de la compassion. Il faudrait réfléchir ensemble à ce qui peut être fait. Après tout, il existe plus d’espaces de liberté qu’on ne le pense. Si les lieux de fête sont fermés, on peut se retrouver à l’extérieur et y organiser un concert tout en observant la distance de rigueur. Nous devons aider les jeunes à satisfaire leurs besoins dans le respect des règles en vigueur. Je pense que c’est normal qu’ils se défendent. Nous ne voulons pas de suiveurs ni d’esprits formatés à l’identique: nous voulons des personnes tenaces, surtout en Suisse.


Pourquoi précisément en Suisse?

Les Suisses font preuve d’une certaine persévérance. Je suppose que cela a à voir avec l’histoire. Les Suisses n’ont jamais été gouvernés par une structure de type monarchique, où tout le monde obéit à un roi. Les cantons ont leurs propres particularités régionales et prennent certaines décisions en toute responsabilité. C’est pourquoi les Suisses – vus de l’extérieur – sont aussi plus difficiles à faire entrer dans le rang...


... que les Allemands?

En Allemagne, tout est toujours ordonné et mis en œuvre de manière aussi cohérente et bureaucratique que possible, de haut en bas. En ce moment, le fait que tous les États -fédéraux n’adhèrent pas aux mesures imposées par le gouvernement de Berlin irrite çà et là. En effet, c’est un peu différent dans chaque État. Avec l’augmentation du nombre d’infections, la question d’un confinement immédiat et national est sur toutes les lèvres. Dans certaines régions, des mesures ont déjà été prises, alors que dans d’autres, la population ne veut plus coopérer.


Comment aider les enfants qui n’ont pas le droit d’aller en classe et qui croisent à peine leurs camarades?

Les parents doivent leur donner des occasions de se sentir vivants: chanter, danser, faire de la musique ou de la peinture à la maison. Les idées de Lapurla sont une véritable source d’inspiration. Dès que cela est possible, les familles doivent se réunir de nouveau. Il est d’autant plus important que les enseignants et les autorités scolaires tentent de rattraper les cours annulés. Les parents doivent insister pour que les besoins des enfants soient pris en compte.


Vous êtes un critique véhément de notre système scolaire. En quoi dysfonctionne-t-il selon vous?

Aujourd’hui encore, dans nos écoles, les enfants sont trop souvent considérés comme des objets. Ils sont l’objet d’attentes, d’enseignements, d’évaluations. Ce faisant, on brime leurs deux principaux besoins: celui d’attachement et celui de pouvoir façonner leur propre vie. Si les enfants ne peuvent pas satisfaire ces deux besoins fondamentaux, ils doivent soit les réprimer, soit les compenser. En consommant ou en jouant aux jeux vidéo, par exemple. Ironiquement, les écoles de nos sociétés de consommation occidentales sont tout simplement parfaites: elles fabriquent des consommateurs. Heureusement, tout le monde ne se laisse pas duper, surtout en dehors des villes, il y a encore beaucoup d’enfants et de jeunes qui sont très proches de la nature et s’impliquent pour des choses qui leur tiennent à cœur.


Que souhaiteriez-vous?

L’école devrait avant tout faire en sorte qu’aucun enfant ne perde la joie d’apprendre qui l’habite de façon innée. Si l’école peut garantir que tous les élèves apprennent avec plaisir, alors ceux-ci acquerront tout ce dont ils ont besoin. Il faudrait donc un système scolaire qui n’impose pas aux enfants ce qu’ils doivent apprendre, mais qui leur demande ce qui les intéresse.


Et tout se passe dans la joie, rien que dans la joie? Les élèves peuvent aimer apprendre une langue étrangère mais trouver fastidieux de bachoter du vocabulaire...

Obliger les enfants à apprendre une langue étrangère les empêche d’en tomber amoureux. Dans l’ancienne RDA, où j’ai grandi, j’ai dû étudier le russe pendant au moins dix ans et je suis incapable de le parler aujourd’hui. En revanche, je n’ai pas appris l’anglais en classe, mais tout seul en autodidacte. Résultat: c’est une langue que j’aime et que je maîtrise parfaitement.


Vous avez déclaré que vous aviez eu la chance d’avoir des parents qui ont eu très peu de temps à vous consacrer lorsque vous étiez enfant. Que vouliez-vous dire par là?

Ils ne pouvaient pas s’asseoir à mes côtés tous les après-midi et discuter avec moi des règles de calcul. Ils n’en avaient pas le temps. Ils étaient heureux lorsque nous sortions avec d’autres enfants l’après-midi. Nous rentrions à la maison à midi, jetions nos cartables dans un coin et repartions: c’est alors que la vie commençait. Nous arpentions le village et -découvrions par le jeu comment tout fonctionnait: comment s’entendre les uns avec les autres, comment créer des choses, comment être courageux.

Neurobiologe Gerald Hüther

Gerhald Hüther critique notre système scolaire qui, selon lui, laisse trop peu de liberté aux enfants.  (Photo: www.gerald-huether.de)

Gerald Hüther

Gerald Hüther (70 ans) est considéré comme l’un des plus éminents chercheurs en neurologie d’Allemagne. Il communique les résultats de la neurobiologie à un large public dans des conférences et des livres de vulgarisation scientifique, dont beaucoup portent sur les enfants, l’école et l’apprentissage. Depuis 2015, il est membre du comité directeur de l’Académie pour le développement du potentiel (Akademie für Potenzialentfaltung). Son dernier projet est l’initiative www.liebevoll.jetzt.

Des études suisses montrent que le temps dont les jeunes enfants peuvent disposer à leur guise a diminué de près d’un tiers au cours des vingt dernières années. Cela pose-t-il problème?

Il est scientifiquement prouvé que c’est à travers le jeu que les enfants font les expériences d’apprentissage les plus importantes. Ils doivent être capables de résoudre un grand nombre de problèmes différents. Notre rôle n’est pas d’éliminer les obstacles que rencontrent les enfants, mais plutôt de proposer des défis à ces derniers. C’est en apprenant à résoudre des problèmes qu’ils gagnent en confiance. Le système nerveux fonctionne de la même manière que le système immunitaire. Si ce dernier n’est pas obligé de développer d’anticorps contre les germes, il devient paresseux. La capacité à résoudre les problèmes diminue également si cette compétence n’est pas entraînée.


Que se passe-t-il quand il n’y a pas d’espace pour le jeu libre?

Si l’on n’accorde plus de place au jeu, la seule option laissée à l’enfant se -résume à suivre les ordres et les instructions des adultes. Et ces derniers peuvent aussi se fourvoyer. Par exemple, ils se sont terriblement trompés sur le national-socialisme et ont forcé leurs enfants à devenir eux aussi des petits nazis. Des écoles expérimentales existaient déjà à l’époque. Si ces établissements où le jeu libre et la responsabilité personnelle jouaient un rôle majeur avaient alors prévalu, Hitler n’aurait jamais trouvé assez de soldats pour sa guerre. 


Votre critique de l’école est aussi une critique de la société.

L’école est toujours à l’image de la société. Pour que l’école change, il faut d’abord que la société évolue. C’est ce qui se passe actuellement – en partie à cause de la problématique du coronavirus.


La pandémie aurait-elle alors du bon?

Le coronavirus nous confronte au fait que nous ne pouvons pas contrôler la vie. Comme il n’est plus possible de faire ce que l’on faisait auparavant, on s’est replié sur soi-même. Chacun se pose la question de savoir comment il veut façonner sa vie et quelles sont ses priorités. De plus en plus de gens se rendent compte qu’il existe une réalité autre que leurs préoccupations d’avant. Quelque chose qui est peut-être beaucoup plus important. 


Par exemple?

J’ai reçu un appel d’une mère pendant le confinement. Elle a une fille de deux ans, une petite Marie. Dès la première année de sa vie, celle-ci est allée à la crèche pour que sa mère puisse travailler. Au bout de quatre semaines passées à la maison avec Marie lors du confinement, la mère est tombée amoureuse de sa fille. Elle se réjouit de chaque jour passé avec elle et est vraiment heureuse. Elle ne sait pas encore comment elle va s’y prendre, mais elle n’emmènera plus sa fille à la crèche tous les jours. Le sens des priorités de cette mère a changé. Quand cela arrive à un grand nombre de personnes, le monde change.


Vous êtes le père de deux filles adultes, qu’avez-vous fait de bien?

Ma femme et moi avons fait plein de choses que nous ne ferions plus aujourd’hui. Le problème est que nous apprenons à bien faire uniquement par nos erreurs. Mais nous sommes fiers d’avoir deux filles indépendantes et persévérantes. Je suis content qu’elles suivent leur propre voie et aient leurs repères dans la vie.

Photo/Scène: Pipilotti Rist avec enfant: Collection on Display, Migros Museum für Gegenwartskunst. ©Karin Kraus, Lapurla Projekt BonBon

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