En-tête

L’intégration à coups de chiffon

Texte

Dario Aeberli

Paru

03.06.2022

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La première chose que remarquent les vacanciers à leur retour, les touristes et les frontaliers en Suisse, c’est la propreté du pays. Généralement, ce sont des migrantes comme Embaba Negash qui jouent les fées du logis. L’auteur de cet article l’a accompagnée, le temps d’une journée.

À 9 h 55, Embaba Negash se présente devant la porte d’entrée d’un immeuble zurichois. Cinq minutes avant l’heure. Arriver en retard est impensable, en Suisse. C’est ce que son employeur, l’organisation sociale à but non lucratif Valeriana, a inculqué à cette Érythréenne de 37 ans dès le premier jour. Le sac à dos d’Embaba est rempli de produits de nettoyage, de chiffons et de gants. Tout est prêt pour son intervention, sauf que la porte de l’appartement est fermée.

Lorsque Nadja Brauer (nom changé) monte les escaliers un peu plus tard, elles se saluent comme de vieilles amies. «Salut Embaba, comment se sont passées tes vacances?», demande-t-elle en ouvrant la porte de l’appartement. Depuis un an, Embaba nettoie une semaine sur deux l’appartement ancien de Nadja. «Ma gynécologue m’a conseillé d’arrêter de faire le ménage pendant ma grossesse. J’ai cherché une entreprise sociale de nettoyage et je suis tombée sur Valeriana», explique la jeune femme, qui se dit satisfaite et fera appel à elle jusqu’à la fin de l’année. Nadja n’est pas la seule dans ce cas: en Suisse, environ 13% de la population emploie un-e employé-e de ménage. Entre-temps, Embaba a commencé à ouvrir toutes les fenêtres de l’appartement de trois pièces et demie – comme le stipule le manuel.

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Faire le ménage ne déplaît pas à Embaba Negash, mais son rêve, c’est d’avoir son propre restaurant. En attendant, elle continue à jouer les fées du logis et prend des cours d’allemand.

Ce sont surtout des migrantes qui font le ménage

Trois jours avant de faire la connaissance d’Embaba Negash, l’entreprise de nettoyage Valeriana m’a invité à suivre un cours accéléré, comme le fait son personnel. Pour ne pas ralentir Embaba avec mes questions et ne pas l’obliger à travailler plus longtemps que d’habitude, je participe moi aussi au ménage. Devant moi, sur une table, se trouvent trois bouteilles, des dizaines de chiffons de couleur et une check-list. Premier point de la liste: aérer l’appartement. Toutes les tâches sont rédigées dans une langue simple et concise: «nettoyer toutes les surfaces», «vider la poubelle», etc.

«Les femmes et les hommes qui débutent chez nous ne parlent généralement pas encore bien l’allemand. Mais notre objectif est qu’ils fassent des progrès et s’intègrent rapidement», explique Amila Basic, instructrice et gestionnaire de la communauté sociale. La plupart des quelque 200 000 personnes qui travaillent dans le secteur local du nettoyage sont des migrantes, qui ont rarement des contacts avec les Suisses et Suissesses.

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Ménager son dos

Pendant ce temps, Nadja Brauer est allée dans son jardin. Dans le salon, Embaba dépoussière deux guitares accrochées au mur. «J’espère qu’ils en jouent de temps en temps», plaisante-t-elle en repliant son chiffon bleu et en passant le côté propre sur une table. Selon Bora Polat, cofondateur de Valeriana, cette technique de pliage «change la vie». «Nous plions les chiffons en microfibre quatre fois; nous obtenons ainsi huit surfaces que nous pouvons utiliser les unes après les autres» m’a expliqué l’instructrice. Les chiffons sont de quatre couleurs différentes, chacune correspondant à un lieu d’utilisation: bleu pour toutes les surfaces du salon et de la chambre à coucher, jaune pour la salle de bain, vert pour la cuisine et rose pour la cuvette des toilettes. «Si tu utilises le chiffon bleu dans la cuisine, Embaba va te taper sur les doigts», m’a mis en garde Amila. Les différentes couleurs permettent d’éviter la contamination croisée. 

Après qu’Embaba et moi avons nettoyé la cuisine avec le chiffon vert – sans que je réussisse à reproduire la technique de pliage –, je commence à passer l’aspirateur. Elle m’observe un moment, puis m’interrompt: «Essaie de ne pas te pencher quand tu passes l’aspirateur, ce n’est pas bon pour le dos.»  Il ne faut pas non plus trop se pencher pour nettoyer la baignoire. Je lui demande d’autres conseils. «Je suis une grande fan des aspirateurs sans fil. On ne risque pas de se prendre les pieds dans le câble et on accède plus facilement aux endroits difficiles à atteindre.»

19,60

Un salaire minimal de 19,60 francs a été défini dans la convention collective de travail en Suisse alémanique pour l’année 2022.  Les personnes travaillant à plein temps gagnent ainsi moins de 3500 francs par mois.

5500

En Suisse, il existe environ 5500 entreprises de nettoyage et des dizaines de milliers d’employeurs privés dans ce domaine.

200 000

Plus de 200 000 personnes en Suisse gagnent leur vie en faisant le ménage. La plupart sont des femmes issues de l’immigration et travaillent à temps partiel.

1850

Le fait que des personnes, principalement des femmes, fassent le ménage en dehors de leur foyer a commencé avec l’industrialisation à partir de 1850. Après la Première Guerre mondiale, de plus en plus d’Européennes du Sud ont travaillé dans le secteur du nettoyage, tandis que dans les familles plus aisées, la femme au foyer s’occupait de l’entretien de sa maison.

1990

Un boom s’est produit dans les années 1990, lorsque de nombreuses banques, entreprises, écoles et administrations ont externalisé le nettoyage à des entreprises privées.

28 francs de l’heure

Comme la grande majorité des employé-es de ménage, Embaba Negash travaille à temps partiel. Le salaire minimum dans la branche est à peine de 20 francs, mais les personnes qui font appel à Valeriana paient 42 francs de l’heure. Sur cette somme, 28 francs reviennent à Embaba et ses collègues, assurances sociales comprises – elles sont certes imposées par la loi, mais ne sont pas toujours une évidence dans la branche. On estime qu’un quart des employé-es de ménage travaillent au noir. Embaba explique que les cours de langue de Valeriana l’ont beaucoup aidée à réussir l’examen d’allemand de niveau A2. «Ma langue maternelle, le tigrinya, ne ressemble pas du tout à l’allemand. Nous n’avons même pas la même écriture. Quand je suis arrivée en Suisse en 2018, j’ai d’abord dû apprendre l’alphabet latin.»

Tout en parlant, elle referme toutes les fenêtres et remplit la check-list. Puis, elle prend congé pour la pause de midi. Son mari vient la chercher en voiture. Lui aussi vient d’Érythrée, et il travaille comme concierge dans une église. Deux heures et demie plus tard, c’est au tour de l’appartement suivant, à Oerlikon (ZH). Embaba Negash y arrive à 15 h 25. «Tu veux un café, Embaba?», demande Seda Alan. Embaba refuse poliment et fait sa mise en place avec les accessoires de nettoyage. «J’ai toujours été contre le fait d’avoir une femme de ménage, je trouve que c’est une intrusion dans ma vie privée», explique Seda. Amie de Salomé Fässler, la fondatrice de Valeriana, elle s’est laissée convaincre.

Un rêve: devenir cuisinière

Pendant qu’elle passe l’aspirateur dans les escaliers, Embaba me confie: «Mon rêve, c’est de travailler un jour comme cuisinière.» Adolescente, elle aidait son père à la boucherie en Érythrée et voulait devenir secrétaire. Mais elle s’est mariée jeune, est tombée enceinte et avait alors une maison à faire tourner. Aujourd’hui, elle aimerait améliorer son niveau d’allemand et commencer une formation de cuisinière. «Ma famille parle souvent allemand avec moi», dit-elle. Son mari a fui en Suisse sept ans avant sa famille, et leurs trois enfants ont rapidement appris la langue à l’école.

Il y a quelque chose d’hypnotisant dans la manière dont Embaba Negash passe d’une pièce à l’autre, soulève les vases, nettoie les taches et remet de l’ordre. Telle une coureuse de marathon, elle a son propre rythme, qu’elle suit du début à la fin. À 17 h 30 précises, le ménage est terminé. Pour finir, elle vaporise un parfum d’ambiance dans toutes les pièces. Seda Alan la félicite pour son travail, «super, comme toujours». Embaba sourit et prend congé: elle a le dîner à préparer.

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Dario Aeberli, journaliste de Migros Magazine, qui participe également au nettoyage.

Photos: Jorma Müller

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