En-tête

Qu’est-ce qui fait qu’un homme est un homme?

Texte

Ralf Kaminski, Dario Aeberli

Paru

16.11.2022

Sechs Männer posieren für ein Foto

Les hommes n’ont pas la vie facile aujourd’hui. Comportement suspect et injonction à être sensibles et fluides de genre: comment vivent-ils cette évolution?

La représentation de la masculinité a fortement évolué ces dernières décennies: l’époque n’est plus vraiment aux machos comme Sylvester Stallone, mais plutôt aux types androgynes et sensibles comme Harry Styles. Avez-vous une image claire de ce qui fait qu’un homme est un homme?

Hans-Ulrich Pfister: Mais y a-t-il vraiment une manière d’être homme? L’idéal, ce serait de pouvoir faire fi des prototypes, que l’ouverture d’esprit soit la plus large possible et que tout le monde puisse choisir sa propre voie. Cette ouverture d’esprit a déjà existé dans les années 70. J’ai vraiment aimé cette époque. Depuis, les mentalités sont de nouveau plus étriquées.

Nic Gaspari: Je pense la même chose. Si j’avais pu, j’aurais préféré ne pas avoir à m’identifier en tant qu’homme, mais la société m’a obligé à le faire. J’ai donc fait ce choix et ça fait maintenant 22 ans que je suis un homme transgenre. Aujourd’hui, il y a des personnes qui se définissent non-binaires, c’est-à-dire qu’elles ne se reconnaissent dans aucun des deux sexes. Mais ce n’est pas facile pour elles. Moi aussi, je me sens encore souvent «catalogué».

Simon Küffer: Je ne trouve pas que les choses soient si différentes aujourd’hui. Dans les années 80, il y avait déjà des stars androgynes comme Prince ou Michael Jackson. Et aujourd’hui, les héros musclés font toujours recette au cinéma. Il y a peut-être plus de possibilités, mais ne soyons pas trop catégoriques sur l’époque actuelle.

Josef Kunz: Quand j’étais jeune, la figure masculine marquante était celle d’un homme à l’autorité sans faille et aux idées claires: le père, l’instituteur, le policier, le pasteur. C’est pourquoi beaucoup de gens de ma génération ont du mal avec les évolutions actuelles. Mais je trouve qu’il est important de rester fidèle à soi-même et j’accepte ces évolutions. Lorsqu’on n’est pas dans la norme, on ne sera jamais accepté à 100% par la société. Moi aussi, j’ai un peu de mal à accepter que les couples de même sexe soient aujourd’hui sur un pied d’égalité avec les couples traditionnels.
 

 

Les hommes qui discutent

Hans-Ulrich Pfister

Hans-Ulrich Pfister (57)

Pfister est propriétaire d’une entreprise paysagiste qui compte cinq employé-es à Herrliberg (ZH). Il est bisexuel et a une fille. Il est en instance de divorce, mais a déjà entamé une nouvelle relation avec une femme. Politiquement, il est de centre gauche.

Nic Gaspari

Nic Gaspari (48)

Nic Gaspari est infirmier et vit dans le canton de Lucerne. Il est transgenre, divorcé et a un fils. Il est dans une nouvelle relation. Politiquement, il se dit de centre gauche.

Simon Küffer

Simon Küffer (41)

Küffer, alias Rapper Tommy Vercetti, est enseignant à la Haute école des arts de Berne. Il est en couple et a deux jeunes enfants. Il vit à Berne et se situe politiquement à l’extrême gauche.

Josef Kunz

Josef Kunz (77)

Kunz est agriculteur à la retraite et ancien conseiller national UDC de Grosswangen (LU). Il est marié depuis 50 ans, il a quatre fils, huit petits-enfants et un arrière-petit-enfant. Il est conservateur, mais se définit comme «membre dynamique de l’UDC».

Dino Sabanovic

Dino Šabanović (29)

Šabanović est musicien indépendant, organisateur de concerts et étudie dans le secteur socioculturel à Lucerne. D’origine bosniaque, il a grandi en Suisse et vit à Zoug. Célibataire, il se situe politiquement à gauche.

Oscar Neira

Oscar Neira (45)

Neira travaille dans la vente et le marketing dans une entreprise de logiciels. Il vit avec sa partenaire, un chien et deux chats à Uetikon am See (ZH). D’origine espagnole, Oscar est né et a grandi en Suisse. Il est sympathisant du parti libertaire.

Dino Šabanović: J’ai été en conflit avec mes parents sur beaucoup de sujets. Du fait de leurs origines bosniaques, leur vision de la vie est encore très conservatrice: le père est le chef de famille, un homme doit être fort, ne pas pleurer. Mon père a fait partie des forces aériennes de l’armée populaire yougoslave et ça l’a déçu quand je lui ai dit que je n’avais pas envie de faire mon service militaire. Dans ma famille, mes cheveux longs ne sont pas très bien acceptés non plus.

Mais d’une manière générale, je trouve que ma génération est très ouverte: tout est possible et accepté. L’homme type n’existe plus et ce n’est pas un problème. Moi, par exemple, on me trouve plutôt féminin et pourtant je suis hétéro. Et même si, parfois, ça peut énerver un peu, en général, ce n’est pas un problème.

Simon Küffer: Mais cette vision des choses n’est partagée que par une partie de la population, elle ne s’applique pas à toute la société. Moi, je perçois plutôt une tendance au retour en arrière.

Nic Gaspari: Par exemple, ça arrive encore souvent que les gens comme moi soient traités de «travelo». C’est sûrement un peu lié au niveau d’éducation, à l’orientation politique et au lieu d’habitation.

L’homme type existe-t-il encore?

Lorsque vous avez changé de sexe il y a 22 ans, aviez-vous un modèle d’homme en tête?

Nic Gaspari: Non, je me suis créé mon propre personnage masculin en m’inspirant un peu de tous les hommes qui me plaisaient. C’est pourquoi, comme Dino, je pense qu’il n’existe pas d’homme type. Il me semble aussi intéressant de rappeler qu’en tant que femme, j’ai été l’une des premières imprimeuses offset de Suisse, à une époque où ce métier était typiquement masculin. Aujourd’hui, je suis infirmier, une activité plutôt féminine. Mais c’était plus difficile d’être une femme dans un secteur dominé par les hommes.

Hans-Ulrich Pfister: Ma fille me parle de femmes autour d’elle, qui rêvent d’être à la maison et de s’occuper des enfants et du foyer. D’un côté, je trouve ça bizarre, et d’un autre, ce n’est pas à moi de juger.

Oscar Neira: Exactement. On sent la critique d’un choix rétrograde, mais pourquoi? Une femme a bien le droit de rester à la maison si elle le souhaite. Tout comme un homme, s’il le souhaite. Ce qui compte, c’est comment un couple décide de s’organiser, et ce sur quoi il se met d’accord. La société ne devrait pas avoir son mot à dire, ni à décider si une situation est meilleure qu’une autre.

Simon Küffer: Mais il faut aussi tenir compte des conditions économiques et politiques. C’est de plus en plus difficile de nourrir une famille et d’avoir un emploi stable. En tant que femme, un moyen d’y parvenir peut être de chercher un homme avec un bon salaire et, en contrepartie, d’accepter le rôle de femme au foyer. On a l’impression d’être libre de choisir et de vouloir, mais en réalité, on est tributaire des conditions sociales. L’accepter sans sourciller, c’est plus simple que de lutter contre.
 

J’ai du mal avec les machos qui se prennent au sérieux.

Hans-Ulrich Pfister (57)

Pensez-vous que certains comportements masculins ne sont plus du tout acceptables? 

Dino Šabanović: Si quelqu’un fait une blague misogyne, je me sens le devoir d’intervenir. Je l’ai fait récemment lors du démontage d’un festival.

Simon Küffer: On ne peut plus du tout faire de blagues sur les femmes?

Dino Šabanović: Devant beaucoup de monde en public, non. Mais ce n’est peut-être pas pareil quand je suis chez moi avec deux vieux amis, avec qui je sais que je partage les mêmes valeurs.

Simon Küffer: OK, mais par rapport aux rapports actuels entre hommes et femmes, c’est plutôt un problème secondaire.

Oscar Neira: Et au fond, ça s’applique à tout le débat sur la «masculinité toxique». Je pense que si tout le monde est d’accord, c’est bon. Si les autres dans le groupe trouvent ça drôle aussi, on peut raconter les pires blagues sur les femmes ou les hommes. Mais si quelqu’un n’est pas d’accord, il faut l’accepter et arrêter.

Hans-Ulrich Pfister: J’ai du mal avec les machos qui se prennent au sérieux. Les hommes qui se comportent comme s’ils étaient le chef.

Oscar Neira: Mais plus personne ne prend ces types-là au sérieux. Lorsque j’en rencontre un, je garde mes distances et ça s’arrête là. 

Nic Gaspari: Pour moi, ce qui n’est vraiment plus possible, ce sont les types qui roulent toutes vitres ouvertes l’été et sifflent les filles. Ou ceux qui tripotent le derrière de leur femme sur un escalier roulant. Je trouve cette attitude possessive et méprisante. Ça revient à traiter les femmes comme du gibier. Je me souviens encore très bien de ce qu’on ressent dans ces moments-là.

Josef Kunz: Mais la domination masculine est moins forte que, par exemple, à l’époque de mon père. C’est lui qui décidait à quoi l’argent devait servir. À l’heure des infos de midi à la radio, il exigeait le silence absolu. Bon, on était neuf enfants, alors c’est sûr qu’il fallait faire preuve d’une certaine autorité. Mais, à juste titre, ce type d’éducation ne serait plus accepté aujourd’hui.

Simon Küffer: Pourtant, je doute qu’on vive actuellement une époque bien meilleure qu’avant. Il y a encore des familles qui doivent faire attention à ce qu’il y ait assez à manger et où le père est le chef. Les conditions économiques ne sont pas sans conséquences sur la situation sociale.

Dino Šabanović: Mon frère qui est mon aîné de deux ans a été élevé plus ou moins comme moi et pourtant, entre lui et sa femme, les rôles sont répartis plutôt traditionnellement. Souvent, ça me surprend, mais c’est ce qu’ils veulent. Toutefois, ils travaillent tous les deux et elle peut le critiquer. Il y a 20 ou 30 ans, ça n’aurait pas été possible.
 

Un auteur allemand a écrit dans un de ses livres sur le sujet que, lorsqu’on rencontre une femme aujourd’hui, on a parfois l’impression de marcher sur un champ de mines avec les yeux bandés: au moindre faux pas, la discussion peut s’enflammer! Comment vivez-vous cela au quotidien?

Simon Küffer: Il n’y a qu’un homme qui peut avoir écrit ça (éclat de rire général). Dans les sociétés des pays riches et industrialisés, les hommes privilégiés se sont habitués à ne jamais rencontrer de résistance. Tout à coup, ça ne fonctionne plus comme avant et ils se sentent blessés. Il y a vraiment de quoi rire.

Oscar Neira: Pour moi, ce sont des stéréotypes: l’homme blanc privilégié, le macho et les réactionnaires. Les femmes ont déjà critiqué ces hommes-là avant. Quand mon père voulait se faire servir, ma mère lui répondait qu’il pouvait le faire lui-même! Les rapports mutuels sont depuis longtemps très variés. Ce que je pense, c’est plutôt que certaines remarques sexistes passent moins bien aujourd’hui.

Hans-Ulrich Pfister: Lorsque j’ai travaillé il y a longtemps en Appenzell Rhodes-Extérieures, j’ai souvent entendu les femmes dire: tu sais, les hommes peuvent participer à la Landsgemeinde et pas nous. Mais en contrepartie, à la maison, c’est nous qui décidons. Aujourd’hui, c’est parfois encore comme ça.

Josef Kunz: Il y a toujours eu les deux cas de figure: des femmes qui s’opposent et d’autres qui tolèrent tout. Je vais vous raconter une anecdote à ce sujet. Une fois, je me suis retrouvé en difficulté à cause d’une remarque liée aux femmes. En 2006, lors d’une pause entre deux sessions, je suis allé à une foire aux bestiaux et une journaliste de «Blick» a proposé de m’accompagner. Sur place, elle m’a demandé ce à quoi il faut faire attention quand on achète une vache. Je lui ai répondu que c’était comme avec une femme: l’impression générale, les jambes, la peau et... (impossible de comprendre à cause de l’éclat de rire dans la pièce).

Ça a fait beaucoup de bruit dans les médias: JosKunz compare les femmes aux vaches, est-il encore fréquentable? La conseillère nationale PS Chantal Galladé avec qui je siégeais en commission m’a défendu. Finalement, j’en suis sorti indemne, mais ça montre qu’on était déjà sensible à ces sujets il y a plus de 15 ans.
 

J’ai l’impression que les jeunes hommes sont un peu plus en insécurité parce qu’aujourd’hui, les femmes posent des limites claires.

Nic Gaspari (48)

Mais trouvez-vous que les rapports avec les femmes sont plus compliqués?

Nic Gaspari: Moi, j’ai l’impression que les jeunes hommes sont un peu plus en insécurité parce qu’aujourd’hui, les femmes rendent plus souvent la pareille et posent des limites claires. Avant, celles qui osaient faire ça étaient aussitôt taxées de lesbiennes vindicatives ou autres.

Hans-Ulrich Pfister: Cette insécurité se reflète aussi dans certaines offres de séminaires pour hommes, qui leur proposent d’aller en forêt avec un coach qui les aide à renouer avec la masculinité: on crie, on se roule dans la boue, on se bat.

Simon Küffer: S’il y a quelque chose que les hommes ne devraient plus faire, c’est de former des bandes et faire des choses bizarres. Ça s’est toujours mal terminé. Les relations avec les femmes sont peut-être parfois plus compliquées, mais on est bien loin d’une égalité des droits ou de traitement.

Dino Šabanović: Personnellement, cette évolution des dernières années me convient tout à fait. Avant, quand j’avais un rendez-vous, j’avais toujours la pression lorsque ça devenait évident que c’était le moment de l’embrasser. Je me sentais toujours un peu importun. C’est vraiment un soulagement de pouvoir d’abord demander si c’est OK.

Josef Kunz: Mais je trouve qu’il faut faire attention à ce que la société n’exagère pas. Bien sûr, il y a des limites à respecter. Mais maintenant, beaucoup d’hommes osent à peine le moindre geste inoffensif de peur d’être accusés d’agression sexuelle. Je crois qu’il y a quelque chose qui se perd avec cette évolution.

Simon Küffer: Mais il ne faut pas non plus sous-estimer la fréquence de ces agressions. Ni oublier que les femmes sont nombreuses à avoir constamment peur de rentrer seules chez elles, par exemple tard le soir après le travail. Il se peut qu’un homme attablé avec une femme pense qu’un geste fortuit est totalement anodin, mais la femme, elle, doit aussitôt se demander si son absence de réaction sera interprétée comme une invitation à aller plus loin.

Récemment, une amie féministe m’a dit que j’étais un homme privilégié. Pourtant, j’ai grandi dans la classe moyenne inférieure et je suis issu de l’immigration.

Dino Šabanović (29)

Êtes-vous tous d’accord avec le fait de demander à une femme si elle est d’accord avant de l’embrasser?

Nic Gaspari: Oui, je demande toujours.

Hans-Ulrich Pfister: Avec moi, c’est tout simplement ce qui se passe. Parfois, je prends trop mon temps et c’est elle qui fait le premier pas. Et c’est comme ça que ça devrait se passer.

Oscar Neira: Quand j’étais jeune, j’étais tout simplement un de ces machos de deuxième génération, qu’on juge toxiques aujourd’hui. Et j’ai testé toutes sortes d’approches: parfois, je la regardais rapidement dans les yeux, je m’approchais d’elle et si elle n’avait pas de geste de recul, je l’embrassais. Avec d’autres, j’ai d’abord demandé. Une fois, une fille m’a demandé avec surprise le lendemain pourquoi j’avais hésité à continuer. Je n’ai pas l’impression que les choses sont si différentes aujourd’hui. 

Mais maintenant, vous n’êtes plus un macho?

Oscar Neira: (rit) Du point de vue d’avant, sûrement pas. Du point de vue d’aujourd’hui, pour certaines, peut-être encore. Mais le fait d’être en couple depuis 15 ans a sûrement changé des choses. On vieillit et on mûrit. On sait qu’on ne peut plus gueuler n’importe où. Mon taux de testostérone a sûrement diminué!

Le vieil homme blanc hétérosexuel est la nouvelle cible de notre époque. Vous aussi, vous vous sentez parfois attaqué?

Dino Šabanović: Récemment, une amie féministe m’a dit que j’étais un homme privilégié. Pourtant, j’ai grandi dans la classe moyenne inférieure et je suis issu de l’immigration. Le fait qu’elle me mette dans le même panier que tout le monde, ça ne va pas. Tous les hommes ne peuvent pas être tenus responsables de ce que certains d’entre eux ont fait aux femmes.

Simon Küffer: Le débat sur les privilèges blancs est largement influencé par les États-Unis. En Suisse, un grand nombre de migrants sont blancs et néanmoins aussi fortement discriminés. Et quand on est issu des classes inférieures, ça ne sert pas à grand-chose d’être un homme blanc.

Dino Šabanović: Sauf peut-être en cas de contrôle de police.

Oscar Neira: Ici, on est en Europe centrale où la population est majoritairement blanche, comme elle est majoritairement noire dans d’autres régions du monde. Je trouve ça totalement stupide de faire des reproches à quelqu’un parce qu’il est blanc. Ça frôle le racisme.

Serait-ce même anti-hommes?

Oscar Neira: En réalité, au début, je me suis senti attaqué. Maintenant, je trouve ça juste ridicule.

Dino Šabanović: À Zoug, où j’habite, la population compte presque 30% d’étrangers. Quand je regarde le Gouvernement et le Parlement, je ne me sens pas représenté. Il n’y a personne qui comprend mon milieu.

Simon Küffer: Le problème, c’est qu’il y a une position sociale considérée naturelle et normale, par rapport à laquelle tout le reste est perçu comme divergent. C’est ce que désigne le «vieil homme blanc», je ne pense pas que ce soit anti-hommes.

Nic Gaspari: Et tout ce qui diverge de cette norme continue d’être combattu et dévalorisé.

Josef Kunz: Plus il y a de minorités, plus on a besoin de tolérance. Nous devons accepter de vivre différemment de nos voisins et nous laisser tranquilles les uns les autres.

Simon Küffer: La discrimination répond toujours à une question: qui aura sa part du gâteau? Au bout du compte, il s’agit de savoir qui acceptera les jobs dont personne ne veut. Et là, il faut bien trouver des raisons de les attribuer à d’autres. C’est comme ça qu’apparaissent les catégorisations. Par exemple, les femmes, par leur nature, seraient plus aptes aux métiers du soin et les étrangers costauds à ceux de la construction.

Oscar Neira: Je trouve que notre monde actuel est marqué par un individualisme extrême. Chacun veut mettre sa singularité en avant et l’imposer aux autres en se servant de l’autorité de l’État. C’est pourquoi le féminisme actuel n’est pas un mouvement social, mais politique, où il est question de pouvoir politique. En Suisse, les femmes sont légalement égales aux hommes et ont les mêmes chances professionnellement.

Hans-Ulrich Pfister: Par ailleurs, j’observe aussi un certain conformisme. Beaucoup de gens se lèvent le matin, vont au travail, rentrent à 17 heures, vont faire un tour au jardin ou regardent la télé puis vont se coucher. Un grand nombre de personnes semblent se satisfaire d’une maison, de deux enfants et d’un salaire suffisant. Parfois, ça me surprend, parce que le champ des possibles pourrait être tellement plus large.

Dino Šabanović: Mais ce n’est pas facile pour tout le monde de rompre avec son environnement. Quand j’étais ado, j’avais les cheveux longs et j’aimais bien marcher pieds nus jusqu’au lac, avec ma guitare. Régulièrement, il y avait des groupes de deuxième génération qui me provoquaient en disant que j’étais vraiment un drôle de Bosniaque. Mais je sentais aussi toujours un peu de jalousie derrière ces remarques, parce que je m’étais épanoui en tant qu’individu et émancipé de ma famille. Pour eux, se fondre ainsi dans des groupes homogènes, c’était à la fois une manière de se protéger et de se justifier.

Simon Küffer: C’est un bel exemple du fait que nous, les hommes, nous avons aussi oublié de nous émanciper. Nous sommes souvent figés dans cette ancienne représentation des rôles et nous en souffrons, sans pour autant en prendre conscience.

Nous, les hommes, nous sommes souvent figés dans cette ancienne représentation des rôles et nous en souffrons, sans pour autant en prendre conscience.

Simon Küffer (41)

Cela signifie que le mouvement féministe pourrait aussi profiter aux hommes?

Simon Küffer: Bien sûr.

Nic Gaspari: Mais alors, les femmes émancipées devraient aussi être prêtes à accepter le côté doux des hommes. Alors qu’au contraire, on entend souvent des réflexions comme: il n’a pas encore compris qu’il était gay!

Hans-Ulrich Pfister: Nombreux sont ceux qui n’ont jamais appris à exprimer cette facette d’eux-mêmes. Alors que de nos jours, c’est possible.

Simon Küffer: Mais cela ne se fera pas qu’avec les femmes, le monde du travail a aussi un rôle à jouer. Malgré le patriarcat et le sexisme, les femmes ont une chance: elles peuvent exprimer leurs sentiments, faire des câlins à leurs enfants et pleurer. Alors que le rôle assigné aux hommes consiste à sortir et à supporter la dureté de la vie sans broncher.

Oscar Neira: C’est n’importe quoi, ce ne sont que des clichés. Il y a toujours eu des hommes plus féminins et des femmes plus masculines, qui ont aussi expérimenté ça. Pour moi, les hommes n’ont pas besoin de s’émanciper de quoi que ce soit.

Pour vous, y a-t-il un lien de cause à effet entre la tendance des hommes à être de plus en plus sensibles et les victoires politiques de machistes comme Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Viktor Orban? Est-ce le signe d’un contre-courant?

Oscar Neira: Attention aux conclusions qu’on tire de ces évènements. Il y a deux types d’hommes politiques: ceux qui agissent par conviction et veulent faire changer les choses et ceux qui ont soif de pouvoir et racontent aux gens ce qu’ils veulent entendre, comme Trump, Bolsonaro ou Orban, mais aussi les populistes de gauche. Actuellement, la population de certains pays est tout simplement très réceptive au populisme.

Simon Küffer: Mais les populistes de droite sont soutenus par des antiféministes. C’est évident, au moins pour Trump: ses opposants sont traités de mauviettes et dénigrés comme des femmes. Sa base électorale est composée d’hommes qui se sentent en insécurité.

Oscar Neira: Il y a quand même 74 millions de personnes qui ont voté pour lui, donc sûrement pas uniquement des hommes en insécurité.

Nic Gaspari: Une chose est claire: sous Trump, les questions de genre, d’émancipation et de santé ont reculé aux États-Unis. Mais la situation est encore pire en Chine ou en Russie, où le féminisme et les droits LGBTQ sont avortés dans l’œuf.

Dino Šabanović: Ou dans certains pays d’Europe de l’Est. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que les personnes souhaitant le retour d’une répartition traditionnelle des rôles entre hommes et femmes soient majoritaires dans les démocraties. Le succès de ces hommes politiques dépend de bien d’autres facteurs.

J’envie les jeunes hommes d’aujourd’hui, qui ont bien plus de possibilités de s’épanouir.

Josef Kunz (77)

Pour finir, une question plus personnelle: à quel point ressemblez-vous à votre père? Y a-t-il des choses pour lesquelles vous enviez les hommes d’une autre génération que la vôtre?

Dino Šabanović: Mon père est un homme sincère, avec une grande maîtrise de soi, qui a toujours su se réinventer. Je crois qu’on a ce trait de caractère en commun, même si je suis plus ouvert et plus extraverti que lui. J’envie les hommes plus âgés qui ont tous pu s’acheter leur propre maison.

Josef Kunz: Mon père était un homme très sévère et croyant, qui m’a donné quelques bons conseils. Mais on ne se ressemble pas vraiment. J’envie les jeunes hommes d’aujourd’hui, qui ont bien plus de possibilités de s’épanouir.

Nic Gaspari: Je ne sais presque rien de mon père, à part qu’il était fidèle à ses opinions. On se ressemble sur ce point. J’envie les jeunes hommes pour qui le combat pour l’acceptation, par exemple des personnes transgenres, est devenu plus simple. Et les plus âgés pour leur expérience.

Hans-Ulrich Pfister: Je ressemble plus à ma mère. C’était aussi une originale. Je n’envie personne, mais je tire mon chapeau aux aînés. Ils ont dû travailler dur pour acheter une tresse le dimanche alors que certains hommes jeunes vivent déjà dans leur propre appartement aujourd’hui.

Oscar Neira: Moi aussi, je ressemble plus à ma mère, mais j’ai hérité de mon père son grand calme. Je n’envie pas les jeunes, au contraire. J’ai grandi sans Facebook, à une époque où on pouvait faire des conneries sans que tout le monde soit au courant. Par rapport à nous, je trouve que les jeunes d’aujourd’hui sont un peu plus mauviettes.

Simon Küffer: Mon père est un homme attentionné, loyal et désintéressé et j’essaie de m’inspirer de lui, mais malheureusement je n’y arrive pas suffisamment. J’envie la stabilité des hommes plus âgés et les perspectives d’avenir qu’ils ont eues. Mon père est italien de deuxième génération et a réussi à intégrer la classe moyenne en travaillant. J’ai 41 ans et je sais tout juste comment je vais gagner ma vie dans les six prochains mois. J’envie les jeunes pour leur temps.

Photos: Jorma Müller

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