En-tête

L’amour en toutes lettres

Texte

Monica Müller

Paru

26.11.2021

Sandra Hermann und Rodney Joppich

Il y a trente ans, Sandra Hermann et Rodney Joppich sont tombés amoureux en Australie. Elle faisait un échange scolaire, il était tondeur de moutons. Au fil de leur correspondance est née une belle histoire.

Débardeur noir, appuyé contre la porte en bois d’un box à moutons comme s’il s’agissait de l’entrée d’un saloon, Rodney Joppich, 28 ans, fume sa cigarette de façon nonchalante. «Le Marlboro Man!», se dit immédiatement Sandra Hermann en le voyant. Il n’en fallait pas plus pour donner des papillons dans le ventre à cette Suissesse de tout juste 18 ans étudiant au lycée de Strathalbyn, en Australie, dans le cadre d’un échange scolaire. Ce jour-là, un camarade de sa classe l’a invitée à venir voir comment on tond les moutons. Elle est fascinée. Non seulement par l’activité en ellemême, mais encore plus par le beau gosse qui tond les moutons aussi facilement que s’il épluchait une orange.

Lorsqu’elle est à court de questions sur les moutons et la laine, elle quitte la ferme aux deux mille bêtes avec son camarade. Rodney et Sandra se font un signe d’adieu. Tous deux pensent la même chose: ils doivent se revoir! Par des voies détournées, ils parviennent à obtenir le numéro de l’autre et chacun imagine un scénario.

Foto von  Sandra Hermann und Rodney Joppich vor 30 Jahren in Australien.

Lui boit pour se donner du courage, elle cherche un prétexte pour le revoir – pourquoi pas une rédaction sur la tonte des moutons? Un jour, la sonnerie du téléphone retentit chez sa famille d’accueil: Rodney l’invite à une fête d’anniversaire. C’est au pub Langhorne Creek, dans un village de quatre cents habitants du même nom, qu’ils passent leur premier rendez-vous, entourés de ses amis à lui. Elle pense ne vivre qu’un amour de vacances, mais lui sait qu’il a trouvé la femme de sa vie.

Un parcours semé d’embûches

Une trentaine d’années plus tard, ils sont assis dans le salon de leur maison familiale à Volketswil (ZH) autour d’un café. Rapidement, il fait un croquis de l’étable où ils se sont vus pour la première fois et entoure au crayon le box à moutons où il se tenait ainsi que l’endroit où elle se trouvait. Elle observe en riant de bon cœur. C’est les vacances, leurs deux fils, Julian, 18 ans, et Jamie, 15 ans, dorment encore à l’étage du dessus.

Entre la bergerie australienne et le foyer commun, la route a été longue et semée d’embûches. Après le premier rendez-vous, ils passent tout leur temps libre ensemble, mais le moment des adieux arrive bien vite. Ils promettent de s’écrire. S’ensuivent cinq longues années de relation à distance, durant lesquelles il lui envoie chaque semaine une lettre de plusieurs pages pour lui raconter son quotidien dans l’Outback, décrivant très précisément la nature qui l’entourait. Et lui répète sans cesse combien elle lui manque. Pour lui, elle enregistre ses chansons préférées et même ses propres chansons, dessine et écrit tout ce qu’elle vit et fait pour le lui envoyer.

À chaque fois, il faut deux à trois semaines pour que le courrier arrive à l’autre bout du monde. Le facteur du village lui aussi vibre avec eux. Dès qu’il lit l’expéditeur «Swalk» sur l’enveloppe, il sonne et s’exclame: «Swalk a écrit!» Derrière le mot Swalk se cache le message secret sealed with a loving kiss, soit en français «scellé par un tendre baiser».

Liebesbriefe

Derrière le mystérieux mot Swalk se cache le message «Sealed with a loving kiss», (scellé par un tendre baiser).

À cette époque où téléphoner coûte deux dollars la minute, les amoureux n’échangent donc que par courrier. Sandra avoue qu’elle n’aurait jamais cru que Rodney lui écrirait vraiment, et encore moins que ses lettres auraient une telle profondeur. Il sourit et lui souffle: «Tu m’as sous-estimé, darling.» Au travers des lettres, ils apprennent à se connaître sous un tout nouveau jour.

Des retrouvailles bisannuelles

Le couple se retrouve deux fois par an. À côté de ses études de traduction, Sandra Hermann travaille comme caissière à Migros et chez Jowa au conditionnement des biscuits pour pouvoir payer ses billets d’avion.

Elle se souvient avec bonheur de leurs retrouvailles après une longue période de vide: l’excitation à l’atterrissage, le coup d’œil de vérification dans le miroir des dernières toilettes avant la sortie, le premier baiser, le trajet jusqu’à la ferme où il vit dans une caravane.

Malgré les inquiétudes de sa mère avant chaque visite («Il n’y aura que des pleurs et des grincements de dents!»), tous deux croient fermement à un avenir ensemble. Comme Rodney a l’habitude de vivre au milieu de nulle part, loin de sa famille et de ses amis, ils se mettent d’accord pour qu’il vienne en Suisse.

Envoyez un courrier de Noël

Pendant les fêtes, la solitude se fait d’autant plus pesante. Pour soutenir les personnes touchées par ce fléau, Engagement Migros offre la possibilité de créer une carte de vœux de Noël en ligne. La carte est ensuite imprimée et distribuée par l’organisation Aide et soins à domicile Suisse aux personnes isolées.

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Un métier sur mesure

Un jour, Sandra Hermann apprend en lisant le Tages-Anzeiger l’existence d’un tondeur de moutons néo-zélandais travaillant en Suisse et elle le retrouve. Lors d’un des séjours de Rodney en Suisse, ils lui rendent visite et découvrent qu’il envisage de retourner dans son pays. «C’était ma chance!», raconte Rodney.

Comme l’idée de se marier pour obtenir un permis de travail ne séduisait pas le couple, ils ont dû se confronter aux nombreux obstacles bureaucratiques. Finalement, la fédération grisonne d’élevage ovin a décidé de soutenir Rodney Joppich: son savoir-faire avec les moutons était alors rare en Suisse et donc très demandé. Le quotidien partagé dont ils rêvaient depuis longtemps s’avère cependant moins idyllique qu’ils ne l’avaient imaginé. Rodney est constamment en déplacement, car il doit tondre deux cent cinquante moutons par jour dans toute la Suisse, mais aussi dans le Tyrol du Sud, en Hollande ou en Belgique.

En outre, Rodney avoue qu’au début, malgré un apprentissage intensif de l’allemand, les dialectes des paysans suisses allemands lui semblaient totalement opaques. Et vice versa. Son anglais australien était également une langue totalement inconnue aux oreilles des locaux.

Sept ans après l’arrivée de Rodney en Suisse naît leur premier fils, Julian. Les jeunes parents réduisent leur temps de travail et vivent enfin les moments en famille tant attendus. Au printemps et à l’automne, Rodney continue à tondre les moutons et, pendant l’intersaison, il travaille comme charpentier ou dans d’autres métiers du bâtiment. Mais malgré les difficultés, plus question pour lui d’accepter n’importe quel travail. «Aurais-tu été heureuse de me savoir assis toute la journée dans un bureau?», demande-t-il en lui souriant. Rodney a déjà tondu plus d’un million de moutons et consacré environ deux minutes à chacun d’eux. Lorsqu’on lui demande d’où vient sa fascination pour les moutons, sa réponse fuse: «Je n’aimais pas les vaches!»

Se rappeler le chemin parcouru

Dès que le quotidien, avec sa routine et ses soucis, empiète trop sur leur bonheur, le couple sort de la cave les deux caisses contenant sa collection de lettres. Même si cela peut paraître kitsch, ils aiment s’y replonger de temps à autre. «Rien ne peut remplacer un lien que l’on a mis plus de trente ans à construire et pour lequel on a dû tant se battre!», affirme Sandra.

Même après toutes ces années passées ensemble, Rodney est toujours sous le charme du sourire lumineux de Sandra. Il aime sa nature attentionnée et son intérêt pour tout ce qui est nouveau et différent. Sandra apprécie son humour pince-sans-rire et son charme si spécial. Aujourd’hui encore, tous deux sont fascinés par leurs différences.

Mais avant que leurs fils ne se réveillent et descendent, ils veulent que leurs lettres soient à nouveau bien cachées. Les parents sont unanimes: «S’ils nous voyaient, ils se moqueraient de nous.»

Photos: Désirée Good

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