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«80% des métiers de 2030 n’existent pas encore»

Texte

Patricia Brambilla

Paru

01.04.2022

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Dans un monde où le télétravail s’installe, quelles seront les compétences nécessaires pour garder un emploi? Isabelle Chappuis, futuriste pour HEC Lausanne, mise sur la résilience et la créativité.

Isabelle Chappuis, la pandémie a accéléré les mutations dans le monde du travail. Quelle évolution vous frappe le plus?

C’est la rapidité avec laquelle on est presque tous passés en télétravail, y compris les universités qui ont diffusé leurs cours en ligne. La technologie était disponible, la pandémie nous a fait sauter le pas. Plusieurs métiers, à des niveaux hiérarchiques très élevés, ont pu être exercés depuis la maison. Beaucoup de postes ont été dématérialisés. Mais ce n’est pas sans conséquences: les personnes qui occupent ces postes-là vont être confrontées à la globalisation. Si vous êtes doué, le monde entier devient un terrain de jeu, mais si vous êtes simplement qualifié, le monde entier est une concurrence directe. Notre conception de l’espace et des frontières a été bouleversée.

Le télétravail, ou du moins la flexibilité du travail, semble s’imposer. Ce changement va-t-il durer?

On peut s’attendre à un effet d’hystérèse: quand vous tirez sur un ressort, il se distend, et quand vous le lâchez, il ne revient jamais tout à fait à sa forme initiale. Nos habitudes de travail se sont modifiées durablement. Beaucoup d’employeurs offrent maintenant plusieurs jours de télétravail à leurs employés, alors qu’avant, il fallait des conventions compliquées pour en obtenir un seul. Cette démocratisation du télétravail ouvre la voie royale à la télémigration. On connaît les migrations réelles, celles qui font peur à certains gouvernements au point qu’ils imaginent construire un mur... Mais la vraie migration va passer par la petite porte digitale. Une PME, qui doit faire du profit, va robotiser ses processus ou donner le mandat à un télémigrant, qui fera le travail tout aussi bien et pour moins cher. 

La technologie n’est ni bonne ni mauvaise. Tout dépend de l’utilisation que l’on en fait.

Isabelle Chappuis

Est-ce que demain nous travaillerons encore pour un employeur fixe?

Cela fait partie des tendances qui sont liées à la «gig economy», un terme emprunté aux concerts de jazz. C’est une notion qui consiste à prendre des gens de partout, à bâtir un projet et ensuite, chacun repart de son côté. Beaucoup d’employeurs ont diminué le nombre de leurs employés fixes pour engager des gens sur mandat. L’entreprise gagne en agilité, ce qui lui permet de pivoter rapidement toute son industrie en fonction des besoins du marché.

Une tendance qui n’est pas sans conséquences…

Aux USA, cette tendance provoquée par la pandémie, appelée «great resignation», a entraîné des démissions en masse. Les gens sont en recherche de sens et ont un plus grand besoin d’indépendance. Ils ont aujourd’hui plus d’un métier, non parce qu’ils y sont obligés financièrement, mais parce qu’ils le peuvent. Si vous avez un travail rébarbatif pendant la journée, vous serez peut-être ravi de faire des savons artisanaux ou de créer des sites web le soir... Il faut dire aussi qu’auparavant le contrat entre l’employeur et l’employé était clair: le premier donnait de la sécurité et le second de la loyauté. Aujourd’hui, comme les entreprises n’offrent plus de sécurité, l’employé ne se sent plus redevable. L’employeur veut de l’engagement et l’employé recherche de l’employabilité.

Quelles compétences faudra-t-il privilégier pour survivre dans le monde de demain?

Les compétences deviennent obsolètes très rapidement. Difficile de dresser une liste, mais il faudra savoir apprendre et être capable de résoudre des problèmes. Et faire preuve de résilience, une compétence-clé, pour s’adapter à l’accélération des changements. Il faudra aussi avoir la capacité d’anticiper et de façonner l’avenir, ce qui nécessite de la curiosité. Sortons de la pensée linéaire et imaginons des futurs alternatifs! Un exemple: en 1898, les maires des grandes villes du monde se retrouvaient à New York pour discuter de planification urbaine. Leur problème était l’amas de crottin dans les rues, à cause des chevaux. Dix ans plus tard, la Ford T était produite et quinze ans plus tard, il n’y avait plus de calèches dans les villes. Aujourd’hui, tout va plus vite et peut changer en très peu de temps.

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Isabelle Chappuis

  • 1971 Naissance à Neuchâtel.
  • 1995 Master à l’Université de Saint-Gall (HSG), en marketing et ressources humaines.
  • 2007 Prend la direction de l’Executive MBA à Lausanne.
  • 2013 Crée le département de formation continue – Executive Education HEC Lausanne.
  • 2018 Lance le Futures Lab à HEC Lausanne.
  • 2021 Co-publie avec Gabriele Rizzo HR Futures 2030 (Éd. Routledge). Disponible sur exlibris.ch.
  • 2021 Crée le Swiss Center for Positive Futures (centre de prospective et anticipation) à l’UNIL.
  • 2022 Membre du conseil d’administration de Miduca, société du groupe Migros.

Quels métiers déconseilleriez-vous à vos enfants?

Il y a un scénario qui dit que 80% des métiers de 2030 n’existent pas encore aujourd’hui. Mais ce n’est pas une prédiction. Au fond, ce n’est pas tant le choix d’un métier qui compte, mais l’attitude que l’on doit dorénavant adopter face à l’apprentissage, qui devra durer toute la vie. Personnellement, j’essaierais d’orienter mes enfants vers des métiers qui nécessitent l’utilisation de capital intellectuel et de compétences émotionnelles, et qui exploitent la complexité croissante de l’environnement, ce que n’arrive pas encore à faire la machine.

Plus concrètement…

Souvent les métiers ne disparaissent pas vraiment, mais ils évoluent très vite. La secrétaire, telle qu’on la connaissait dans les années 1950, est aujourd’hui une assistante administrative. Elle tape moins à la machine, et prend les rendez-vous avec Siri, son assistant personnel digital et intelligent… D’où l’importance de laisser une place importante à la créativité et de ne jamais empêcher ses enfants de rêver. Bien sûr, certains rêves vont disparaître, mais d’autres deviennent beaucoup plus réalistes et accessibles, comme astronaute. L’économie de l’espace va boomer dans les vingt prochaines années. Designer de plateforme suborbitale dans la stratosphère pourrait être un métier d’avenir…

Des millions de postes seront occupés par des robots. Pensez-vous que les algorithmes vont tuer le travail? 

Non, ils vont le faire évoluer, changer son rythme et sa signification. On ne travaillera plus pour les mêmes raisons, plus aux mêmes endroits, ni aux mêmes horaires. La technologie n’est ni bonne ni mauvaise, mais elle n’est pas neutre. Tout dépend de l’utilisation que l’on en fait. Peut-être qu’il n’y aura plus de caissières, mais on aura besoin d’un-e coach d’achat. Le métier d’historien est aussi très recherché dans l’industrie du gaming, pour reconstituer avec véracité les époques des jeux vidéo. Et je pense que les psychologues auront toujours du travail pour aider les jeunes à gérer leurs multiples personnalités, à garder leur ancrage et la sérénité au milieu de tous leurs avatars!

Une PME va donner un mandat à un télémigrant, qui fera le travail aussi bien et pour moins cher.

Isabelle Chappuis

Vous ne croyez plus au modèle «formation-travail-retraite». Pourquoi?

Ce qu’on apprend pendant les vingt premières années de notre vie ne suffit plus. La vie sera morcelée en plusieurs étapes: étudier, travailler, re-étudier, etc. Il y aura des phases de recréation, pour se reformer, et des phases de récréation, pour souffler. Notre attitude face à l’apprentissage doit changer: on devra se réjouir d’apprendre, grâce aux MOOCs par exemple, ces formations en ligne, souvent gratuites. La curiosité nous permettra d’avoir la bonne attitude, de retrouver la joie d’apprendre.

Comment se dessinera la vie professionnelle du futur?

Rapide, évolutive, fascinante et… fatigante! 40% de nos compétences sont obsolètes après trois ans. Nous allons donc tous devoir nous réinventer au moins une fois par décennie, donc plusieurs fois dans une vie.

Recyclage, formation continue, booster son savoir… Est-ce que ce sont les nouveaux mots-clés?

Oui, le recyclage est capital, mais ce n’est pas parce que le métier exercé pendant des années disparaît que l’individu n’a plus d’importance dans la société ou sur le marché du travail. Il faut savoir que deux tiers des reconversions professionnelles réussies se font dans un domaine hors de la «job family». Les compétences peuvent être utilisées ailleurs. La formation continue et le développement de compétences nouvelles et complémentaires sont plus importants que l’accumulation de savoir. En effet, celui-ci est devenu une commodité à laquelle on peut accéder en tout temps et de manière gratuite, ne serait-ce que grâce à nos smartphones. Ce qu’il faut désormais développer, c’est notre capacité à exploiter tout le savoir disponible.

Et le revenu universel. Une bonne idée?

Je ne crois pas à une société oisive. Depuis deux cents ans, notre culture et nos valeurs se définissent par le travail. Se positionner dans la société par une activité va rester nécessaire, pour qu’on ait toujours une valeur de soi-même. Il y aura peut-être d’autres manières de participer à l’écosystème, par du bénévolat ou une autre forme de rémunération. Mais pour que l’économie fonctionne, il faut valoriser les gens, pour qu’ils se sentent utiles.

Photo/scène: Getty Images

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